Victor voulait enlacer sa mère… et la décapiter avec la même envie, la même intensité.
Pourtant, lorsque cette rage cherchait à s’exprimer, elle se recroquevillait comme une araignée terrifiée dès qu’il la regardait.
Quand ils ne se parlaient pas, elle continuait à déterrer et à ruminer tout ce que l’univers avait de négatif. Il voyait bien à ses mouvements de tête qu’une intense conversation entre elle et ses démons faisait rage. De temps à autre, un extrait de ces dialogues paranoïaques sortait à voix haute :
– Tu vois, ce sont des moins que rien. Il faudrait tous les pendre !
Si la plus belle des fleurs avait eu le malheur de pousser dans son jardin, elle l’aurait arrachée en lui inventant des pouvoirs maléfiques.
L’idée de lui fracasser le crâne avec la bouteille de vin qu’elle lui avait interdit de boire l’effleura brièvement.
La cloche du village sonna un coup.
Plus qu’une petite heure à attendre avant d’être enfin seul.
Victor sentit l’esquisse d’un sourire animer son visage glabre d’habitude inexpressif quand il déjeunait avec elle.
Comment ne pas se réjouir de la regarder manger dans l’ignorance du secret enterré dans cette maison.
Chaque dimanche midi, sa mère s’asseyait sur la même chaise, les yeux rivés sur la noirceur du monde, aveugle à la nature profonde de ce fils couvé jusqu’à l’étouffement, cet enfant unique en qui elle avait investi ses espérances, enfoui toutes ses déviances.
Lui seul savait ce qui existait sous le carrelage de sa grande cuisine, sous cette table à manger précisément, là où sa mère se tenait en ce moment.
Victor dupait tout le monde : ses petites amies, qu’il ne gardait pas très longtemps – elles l’exaspéraient et ne servaient qu’à lui donner une certaine “normalité” -, ses collègues de travail qu’il méprisait à leur insu, les rares voisins qu’il saluait de loin pour les tenir à distance.
Le déni dans lequel sa mère se fourvoyait depuis son enfance, celui d’un fils maltraité aux comportements suspects, l’impressionnait. Il la voyait comme la cause et la complice de sa cotisation aux enfers.
Si un jour on devait l’arrêter, il espérait que cette disgrâce interviendrait de son vivant. Jamais elle ne survivrait au déshonneur, au qu’en-dira-t-on, à son nom ainsi traîné dans la boue.
Les apparences… Voilà finalement le seul critère qui lui importait.
Pauvre et misérable femme, elle était à mille lieues d’imaginer que ce virus, pour l’instant indolore et invisible, grouillait déjà sur elle comme les larves d’une maladie en incubation.
Cet empire secret, englouti, sur lequel Victor régnait en maître absolu, il existait bel et bien. Mais son oeuvre n’était pas terminée. Il avait besoin de changement, et surtout, d’une nouvelle création.
Tout était prêt.
La phase de repérage allait pouvoir commencer.
En pensant à cette lumineuse perspective, il eut presque envie d’embrasser sa mère.